Mes 6 heures de Berck par Vincent DEMOURY.
 
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"J’ai toujours aimé faire comme les grands."
 
Le week-end dernier j’ai vécu ma première course de char à voile à quarante ans passés, et pas des moindres : les 6 heures de Berck, course d’endurance considérée par beaucoup comme mythique.
La plus exigeante pour les machines comme pour les pilotes. Les 24 heures du Mans du char à voile, en quelque sorte. Une course en équipage de deux pilotes qui se relaient sur un circuit de plusieurs kilomètres balisé sur la plage de Berck-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais.
Le char à voile, dans ma famille, c’est plus qu’une activité. Plus qu’un sport, même. C’est une tradition. Une obligation morale, presque, depuis que mon arrière-grand-père Henri a quitté son Aisne natale et s’est établi au Touquet dans les années 30 pour y construire ses propres modèles d’ « aéroplages » et y développer une activité de location.
Diplômé des Arts et Métiers et mécanicien dans l’aviation pendant la grande guerre, il a pendant une cinquantaine d’années donné libre cours à son inventivité, s’évertuant à perfectionner les premières machines qu’il avait pu tester lors d’un voyage en Belgique. Bricoleur infatigable, il a inculqué à des flopées de gamins de la région les bases de la mécanique, sans oublier de les former à deux de ses principes cardinaux : la patience et le goût de l’effort.  Certains de ces apprentis, que j’ai rencontrés, lui en sont reconnaissants à vie. Ils évoquent aujourd’hui la mémoire d’Henri Demoury avec le genre de larmes aux yeux scélérates qui surprennent les gamins devenus vieux. 
Les fils d’Henri, Luc et Pierre, ont été les premiers vainqueurs des « 6 heures » dans les années 60. Comme Benoît mon père, ils ont couru et raflé des titres dans tous les grands championnats. L’oncle Pierre est même devenu à son tour constructeur de char à voiles. Dans la famille la vie s’organisait autour des horaires des marées et du char. On roule d’abord tant qu’on peut, et on mange quand on peut. Pendant des décennies,  les femmes de la famille ont dû composer avec cette contrainte. Femme de char à voiliste, c’est un peu comme femme de marin . On sait quand ils partent, pas quand ils reviennent. C’est même pire : les marins, eux, ne ramènent pas du sable à la maison.
 
Vendredi dernier, j’ai donc pris la route depuis Paris, poussé par l’envie de perpétuer la tradition familiale et la fidélité à mon père, mort trop tôt d’un cancer au début de l’été dernier. Trois mois avant d’être admis en soins palliatifs, il roulait encore dans son char sur la plage du Touquet dans son « Dekkers » blanc. A tombeau ouvert. Côté performance, je ne me fais pas d’illusions : je n’ai aucune expérience des courses de char et ma machine, un modèle « Strike », a déjà une quinzaine d’années. Autant dire une éternité comparé aux modèles « Gervais » les plus récents. Tout ce que j’aimerais, c’est être à l’arrivée et, si possible, pas en dernière position. Que mon père eût été fier de moi.
 
Visoconférence de neuf à dix, valise remplie à la va-vite, je grimpe dans la voiture pour deux heures et demie de route,  motivé à l’idée de participer au traditionnel entraînement qui précède le jour de la course et pressé de partager de bons moments avec mon cousin Loïc et son acolyte Jean-Luc, dit « Le Mex ». Depuis plusieurs mois, les deux lascars m’accompagnent avec patience et me mettent le pied à l’étrier - ou plutôt au palonnier – d’abord en me conseillant pour l’acquisition d’un char Classe 3 de compétition, puis en m’aidant à le remettre en état. Contrairement à mon aïeul et à la plupart des hommes de la famille, je ne suis pas doué pour la mécanique. Un euphémisme. Deux mains gauches, mon surnom depuis tout petit. Pour moi, même un nœud simple est compliqué. Si on me l’a tant répété, c’est sûrement vrai. Ou peut-être qu’à force de me le répéter ça l’est devenu. Un sandwich avalé sur la route après un arrêt à l’aire de la Baie de Somme et je suis bientôt à l’Eole-Club, à Berck. De la rue qui mène au parking du club, on aperçoit les dunes et les nuages. Nous sommes vendredi après-midi et tout est désert. Le soleil qui éblouit et le vent frais. Je commence à me souvenir. Les briques. Les oyats. Le sable fin, presque blanc, qui recouvre la route par endroits. Mon père. La GS Citroën vert bouteille avec la remorque, et le char bleu roi dessus. Tout en moi sait que je suis venu ici il y a quarante ans.
 
Sur le parking, plusieurs pilotes sont déjà en train de s’affairer, impatients de s’entraîner sur la plage où aura lieu la course du lendemain. Les visages sont encore détendus. Les voiles se hissent, ça discute, ça blague, ça s’interpelle. Le champion d’Europe en titre astique son mât avec un chiffon et une bombe (de téflon ?) : « la pénétration, c’est le plus important ». Mon char, que Le Mex a eu la gentillesse de transporter du Touquet à Berck, est encore sur la remorque. Avec l’aide de Dominique, pilier de l’Eole et ancien apprenti du grand-père, nous le mettons en route. Au bout de quelques minutes, mon cousin Loïc remonte en trombe de la plage dans sa combinaison orange, sourcils froncés. Un anneau brisé s’est fait la malle et son mât est tombé lors de l’entraînement. La ralingue est abîmée mais il devrait quand même pouvoir participer à la course du lendemain.
 
Après une trentaine de minutes de roulage, je décide de remonter. Pas question de prendre le risque de casser mon char avant le début de la compétition. Je vérifie la pression des pneus et suis les conseils de Jean-Christophe, le coéquipier du Mex. Un kilo cinq, un kilo six, pas plus.  Mon coéquipier Antoine ne pourra ma rejoindre que le samedi matin, peu avant le départ. Cela ne m’inquiète pas, il a l’habitude des courses.
 
Vendredi soir. Saumur-Champigny et Mont d’Or préparé par ma sœur Elisabeth en compagnie de notre tante Madeleine, quatre-vingt-quinze ans, la fille d’Henri. Il faut prendre des forces. Madeleine m’encourage et m’assure qu’elle priera pour moi en prévision de la course. Je vais en avoir besoin. En quittant l’EHPAD, ma sœur et moi éclatons d’un rire complice : avec ses prières, tante Made serait bien capable de me faire gagner ! La fatigue me gagne. A vingt-deux heures trente, je reçois un texto du Mexicain. Le tirage au sort des positions sur la ligne de départ vient d’être effectué. Je suis 5ème sur 21. Et si ce bon tirage était un signe ?
 
Samedi 9h15. Réveillé depuis deux bonnes heures. Par la fenêtre de la salle de bain,  la cime des pins maritimes qui ondule. Force 5. Ça va souffler. Surtout, ne rien oublier. Sur l’écran de mon Iphone, le nom de mon coéquipier, Antoine. Il est sur la route et arrive de Marcq-en-Barœul. Je pars du Touquet, j’arriverai à 9h45 à l’Eole. Je suis large : le départ de la course est à 11h. Au son de sa voix, il me semble qu’Antoine n’est pas aussi confiant. Sur le parking, deux fois plus de chars que la veille. Un Allemand, des Belges, des Anglais. Le temps file et mon char n’est pas prêt. Si j’avais su je serais venu plus tôt. Antoine est là. Comme il est plus petit que moi, il s’est confectionné des bottes spéciales avec des boîtes de dérivation et du scotch américain de façon à pouvoir atteindre le palonnier. Le Mexicain me montre un dernier réglage pour éviter la friction du vit-de-mulet. Onze heures moins le quart. Il est temps d’aller se positionner sur la grille de départ. Antoine me demande si j’ai une girouette. Mince, oubliée. « C’est dommage, ça, je navigue quasiment exclusivement à la girouette ». Je me dépêche d’en acheter une à François, qui, heureusement, a toujours du matériel en réserve dans son coffre. La grille de départ est à 300 mètres de la descente. Je décide de laisser Antoine piloter le char et de le rejoindre à pied. Il faut qu’il se familiarise avec la machine. De toute façon, avec ses bottes de geisha, il ne peut pas marcher. Après le briefing de course et sa traduction anglaise expédiée, nous partons à allure modérée pour un tour de reconnaissance, puis retour sur la grille. Comme aux 24 heures du Mans, les pilotes se positionnent à une dizaine de mètres de leur char, prêts à courir. Je remarque qu’il y a deux lignes tracées sur la plage. Laquelle est la bonne ? Tant pis, je m’aligne sur mes voisins de droite et de gauche. Dans les starting blocks. Je m’attends à un coup de pistolet mais le mégaphone du directeur de course gueule un bruit de sirène qui lance le départ. Je cours jusqu’à mon char et le pousse sur quelques mètres avant de sauter dedans. C’est parti.
 
Je n’ai pas donné assez de vitesse à mon char et mon démarrage est poussif, si bien que je suis obligé de choquer légèrement pour commencer à accélérer. Ce faisant, je vois la plupart des concurrents positionnés derrière moi sur la grille me dépasser. Ca commence mal. Erreur de débutant. Rester calme. Le char aux couleurs du Marsupilami, dernier sur la grille, me passe devant à vive allure. Premier virement à la bouée, matérialisée par un drapeau, et première descente plein travers. Ça roule vite, soixante-dix, quatre-vingt kilomètres heure, peut-être. Comme l’exige le règlement, nous effectuons un premier changement de pilote avant la première heure de course. Antoine me relaie pendant une demi-heure. Au changement, il me demande si j’ai une montre. Oublié d’en prendre une…Pour le relais suivant, je règle le chronomètre de mon téléphone sur trente-cinq minutes. Avec le vent, je n’entendrai pas la sonnerie mais avec un peu de chance je le sentirai vibrer. Les chars du peloton de tête soutiennent un rythme effréné. Il me semble que certains ont déjà deux tours ou trois tours d’avance sur nous. Au fil des minutes, le parcours devient de plus en plus labouré. Des ornières se forment, qui donnent l’impression d’évoluer à vitesse élevée dans une carrière équestre. Troisième rotation. Le vent forcit. Nous décidons de lester le char avec un sac en toile rempli de sable. Je prends confiance et borde au winch pour accentuer la tension de la voile. L’essieu se soulève parfois jusqu’à 45 degrés. Déconne pas, Vincent. Terminer la course avant tout, c’est une course d’endurance. Au loin, j’aperçois certains concurrents à la peine, mât cassé, char renversé. Une certitude : si même les abandons sont comptabilisés au classement, je ne serai pas dernier. Les casses successives viennent gonfler mes ambitions. Et si je tentais de gagner une ou deux places ? Je me ravise vite, conscient des limites de ma machine et impressionné par la vitesse de mes concurrents. Alors qu’il me reste deux tours avant de passer la main à Antoine, le bout du rappel de mât casse d’un coup sec. Il va falloir gérer une puissance démultipliée, avec le risque de me renverser. Dans la zone technique, j’en informe mon coéquipier. Alors qu’il s’apprêtait à monter dans le baquet, il esquisse deux pas de recul, comme s’il venait d’apercevoir le diable. « Si le limiteur de mat est cassé, je ne remonte pas. Trop dangereux.»  Je ne me vois pas abandonner à cause d’un cordage rompu et décide d’y retourner. « Tu n’as qu’à terminer, si tu veux, de toute façon la manche est bientôt terminée» me lance Antoine. Je repars à fond de train. Mince, j’aurais dû aller pisser à la rotation précédente, maintenant il va peut-être falloir que je tienne une demi-heure supplémentaire. Cela fait bientôt trois heures que nous roulons. Mes gants de bricolage ne sont pas adaptés et l’écoute que je tiens de toutes mes forces commence à me scier les mains. Dans les lignes droites, je me sers du winch pour reposer un peu mes avant-bras mais je réalise que la moindre rafale peut m’envoyer au tapis, alors je me résous à garder l’écoute à la main. A force de passages répétés, certaines parties du parcours deviennent si labourées que mon char fait des bonds de cabri et se déplace en crabe. Ralentir s’il le faut, ne rien casser, et surtout ne pas percuter d’autres chars. Lors d’un virement à la bouée, je me fais « déventer » par un autre char qui s’intercale entre le vent et ma voile. Coincé entre du sable mou et une bâche d’eau de mer, je peine à relancer. La honte. Tout le monde marche à pleine balle et je vais devoir pousser. Ce n’est plus trois tours qu’ils me prennent, c’est dix. La honte, putain. Je n’aurais jamais dû acheter ce char. Ce mulet. Je me console en voyant que Loïc roule vite. Il vient de me prendre deux ou trois tours. Au loin, l’hécatombe continue. Encore deux abandons. Tenir. Surtout ne pas casser. Je reprends de la vitesse. En virant plus large à la bouée je parviens à conserver une vitesse élevée. Le banc de sable est étroit et le relief de la plage met mon essieu à rude épreuve. Mon casque cogne contre la caisse à chaque soubresaut de l’engin. Soudain, un grand craquement. Ouf, ce n’est rien. Incroyable ce que ces planches de bois peuvent encaisser. Au tour suivant, je m’aperçois qu’un concurrent est secouru par le 4X4 des organisateurs. Il a cassé son mât. C’était peut-être ça, le grand craquement.
 
16h. Cela fait maintenant plus de 4 heures que nous roulons. La direction de course a décidé de prolonger la manche pour effectuer l’intégralité de la course le samedi au lieu de programmer une seconde session le dimanche. Au bout de 5 heures, l’épreuve est validée. Je n’ai plus aucune notion du temps. Je sais juste que la course restante va me paraître longue. Cela doit faire deux heures d’affilée que je pilote. Peut-être que l’absence de changements de pilote va me permettre de gagner des places ?  Inconsciemment, je bascule progressivement en mode automatique. Respiration abdominale pour éviter les crampes. A force de piloter du bout des jambes, j’ai un fourmillement dans le pied. Je n’arrive pas à discerner si ce sont des fourmis ou une montagne de sable dans ma chaussure. La pluie fait son apparition et cingle mon visage encore plus vivement que le sable projeté par les roues des chars qui me dépassent. Moi qui n’aime pas rouler visière fermée, je n’ai plus le choix. De temps en temps, je jette un coup d’œil vers la zone de changement de pilote. Plusieurs pilotes ont une combinaison de la même couleur que celle d’Antoine, impossible de distinguer s’il est encore là. J’ai mal aux mains et aux bras. J’en ai ma claque. Le char, ça doit d’abord être un plaisir. Qu’est-ce qui m’a pris de me lancer dans cette galère ? Il fait moche, je suis fatigué et j’en ai marre de me faire secouer la caboche. Peut-être que si je compte les tours, la fin passera plus vite ? Un court instant, le soleil semble pointer son nez, mais il disparaît aussitôt. A l’avant de la course, c’est la guerre. La fin approche. C’est sûr. De toute façon il va bientôt faire nuit. La luminosité a déjà baissé. Tenir. J’y suis presque. Comme je l’ai déjà fait deux ou trois fois, je décide de prendre le banc de sable le plus proche de la mer pour éviter le champ de labour et ménager ma monture. Au sortir d’une cuvette, un drôle de grincement sur ma gauche, puis un claquement. Certainement un roulement. Pourvu qu’il ne soit pas grippé. Le bruit persiste, s’amplifie. Pas maintenant. Je m’arrête dans la zone technique. Antoine approche. « J’ai un roulement qui est mort ! ». Le vent emporte mes paroles. Il me fait répéter. « J’ai un roulement qui est mort ! ». Antoine me dit que c’est bientôt terminé. Il reste un ou deux tours à peine, le drapeau à damiers est déjà sorti. Je repars à allure modérée. Au bruit qu’il fait, on dirait que mon char renâcle et gémit. 
 
Plus qu’un tour. J’évite une dernière fois le champ de labour en rasant au plus près les bâches. Une dernière accélération et c’est la bouée, au loin…Bientôt la délivrance…L’émotion commence à monter.
 
Tu serais fier de moi, papa. Fais que ça tienne. Cette roue….Fais que je puisse aller au bout. Que mes efforts soient récompensés. Ce bruit…De là-haut, dans le vent, de partout autour, toi, qui es toujours là, fais-moi un signe. Les mètres défilent. Donne-moi ta force. Donne-moi un peu de ta chance. Dis-moi que je suis digne de toi.
Un  sifflement, un choc, puis rien. Sonné, échoué sur le sable comme un baleineau désorienté, je vois au loin ma roue gauche qui s’éloigne et roule, roule…Comme la galette tombée du rebord de la fenêtre dans l’album du Père Castor. Au bout d’une bonne centaine de mètres, la roue s’écroule. Deux cents mètres plus à gauche, je distingue le drapeau à damiers qu’on agite.
 
C’est terminé. J’éclate en gros sanglots et chiale dans mon casque, comme un gamin. Un gamin qui se voit brutalement interdire l’accès à un monde plus grand que lui, et qui a l’impression que son père vient de le dédaigner une dernière fois. Un court instant, j’envisage de tirer mon char jusqu’à la ligne d’arrivée. A la main. Même sur deux roues. Passer cette putain de ligne. Les commissaires arrivent dans leur 4X4. A travers la visière, je tente d’essuyer mes yeux avec mes poings pleins de sable. Ils penseront sans doute que mes yeux sont rougis à cause du vent.  Les organisateurs m’informent que la ligne est déjà fermée. Dans la voiture qui me ramène au club, je suis ailleurs, écrasé par une immense peine.
 
Dimanche. 11h. Retour à l’Eole-Club pour la remise des prix. Je suis content de retrouver Loïc et Le Mex, respectivement 8ème et 11ème. Le top 10, ça n’est pas rien. L’ambiance est bon enfant. Les anciens présidents du club ont fait le déplacement, et même le maire de Berck-sur-mer. Ma déception commence à s’estomper. Au final, nous terminons 15ème sur 21. Je commence à me dire que je n’ai pas démérité. Les premiers ont parcouru 347 km en 5 heures, moi 260. A l’appel de mon nom, Bruno, le directeur de  la course, rappelle les faits d’arme de la famille. Il explique avec gentillesse que je suis le fils de Benoît, décédé il y a tout juste un an. Je déglutis. Applaudissements. Podium. Photos. Brouhaha. Une bière. Deux. Je me sens mieux. Bien. Dehors il pleut mais à l’intérieur de l’Eole-club, il fait chaud. Tout en moi sait que je suis venu ici il y a quarante ans.
 
Lundi 9h.
Retour à Paris. Sur Facebook, une photographe berckoise a posté une photo de la course avec la légende suivante : « Certains croient que tenir bon nous rend plus fort, mais parfois le plus dur est de lâcher prise. ».
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